
- 2 juillet 2020
- Jilani Ben Lagha - AMEF Consulting
- 1 Comment
LA FINANCE ISLAMIQUE EN ALGERIE
Par : Jilani Ben Lagha – AMEF Consulting
J’ai été particulièrement ravi ces derniers mois d’entendre et de lire que le gouvernement algérien a décidé d’accorder à la Finance Islamique la place qu’elle méritait dans l’environnement économique et la place financière du pays et que les autorités politiques et monétaires ont tranché finalement en faveur de la diversité et de la multiplicité des écoles financières.
Cet article explore la situation actuelle de la finance islamique en Algérie, ses défis, ses perspectives, et les opportunités qu’elle offre, notamment en matière de microfinance, de financement de PME, et de transformation digitale.
Pourquoi ce retard ?
Un petit benchmark montre que l’Algérie est restée au dernier rang parmi les pays arabes et musulmans à officialiser l’introduction de la Finance Islamique. J’entends par introduction officielle la promulgation d’un cadre règlementaire spécifique à la Finance Islamique.
Cette situation s’explique notamment par un manque d’accompagnement à travers des initiatives structurées comme l’AMOA (Assistance à la Maîtrise d’Ouvrage), qui aurait permis d’accélérer le processus. L’absence d’un cabinet de formation spécialisé dans ce domaine a également freiné la montée en compétence des acteurs bancaires locaux.
En fait l’Algérie n’a pas été le seul pays à avoir pris son temps, la majorité des gouvernants des pays arabes nous ont habitué, chaque fois qu’il s’agissait de la Finance Islamique, à longtemps hésiter, à beaucoup atermoyer et à tergiverser jusqu’au désespoir avant de donner le feu vert et ce pour des raisons souvent incompréhensibles … Ils attendaient peut-être que l’Occident fasse les premiers pas …
Un contexte global de retard et d’adoption tardive
Car en effet et pour ne pas parler que du cas algérien, les statistiques montrent que dans la plupart des pays arabes la finance islamique est souvent passée par des périodes plus ou moins longues de « clandestinité » avant d’être officialisée par un cadre juridique compatible avec ses spécificités.
Ce retard a privé les institutions financières islamiques de la possibilité de jouer un rôle majeur dans le développement économique, notamment à travers des outils innovants de financement de PME et de microfinance.
A cet égard et tout en m’excusant de ne pas pouvoir répondre au pourquoi de ces retards et ces décalages qui vont jusqu’à l’humiliation, je vous laisse parcourir l’histoire de la finance islamique empreinte de « clandestinité » dans les pays arabes censés être son berceau naturel.
Tableau historique de la finance islamique
Le tableau ci- dessous montre que la finance islamique, ce fils non adoré par ses parents et fortement estimé par les autres, auquel s’applique très bien l’expression « Nul n’est prophète en son pays » attribuée à Saint Luc, a souvent énormément peiné avant de retrouver sa place dans son berceau parental.
Pays | 1ères expériences en l’absence de cadre juridique spécifique à la FI | Date d’apparition du premier règlement spécifique |
Egypte | 1963 : Naissance des principes financiers islamiques en Egypte. La Mit Ghamr Saving Bank propose des comptes épargne basés sur le partage des bénéfices et non des produits. | Autorisations au cas par cas à des institutions financières Islamiques Pas de règlementation spécifique à la finance islamique |
Maroc | En 2007, les banques conventionnelles au Maroc ont été autorisées par les autorités de tutelle à proposer un éventail d’offres limitées de produits financiers alternatifs conformes à la charia. | En 2014, la chambre basse du parlement marocain a adopté le projet de loi relatif aux banques islamiques participatives. |
Tunisie | 1983, première expérience de banque islamique avec BEIT ETAMOUIL SAOUDI TOUNSI (BEST BANK) 2009, première banque résidente « Banque Zitouna » sans cadre juridique spécifique | Depuis 2012, ont succédé : – Dispositions fiscales – Lois sur les fonds de développement, les Sukuk et le Takafull. En 2016, la loi bancaire autorise aux banques l’accès à des produits islamiques et en fixe les conditions. |
Soudan | 1978 : Création de la Bank Fayçal islamique en l’absence de tout cadre spécifique | 1991 : Apparition de la loi sur la réglementation bancaire au Soudan |
Liban | 1992 : création de la banque Al Baraka en l’absence de cadre légal spécifique | 2004 : Loi n ° 575 du 11 février 2004 portant création de banques islamiques |
Mauritanie | 1985 : Première expérience du groupe Al Baraka en l’absence du cadre juridique vouée à l’échec | Pas de cadre spécifique |
Koweït | 1942 : création « Al-Muzaini », première société au Koweït à exercer des activités bancaires islamiques | 1977 : Promulgation de la loi sur la Finance Islamique selon le décret n ° 72 |
Jordanie | 1978 : Apparition de la banque islamique de Jordanie, sans cadre réglementaire spécifique à la FI | 2000 : promulgation de la loi bancaire n ° 28 instituant à la finance islamique |
Algérie | 1991 : création de la banque Al Baraka, sans cadre juridique propre à la FI | 2020 : Règlement n°20-02 du 15 mars |
Un cadre réglementaire attendu
Cadre réglementaire et de surveillance
Même parmi les pays ayant autorisé, implicitement ou explicitement l’introduction des produits de la finance Islamique, il est rare de trouver des pays qui ont institué des règlements fiscaux et comptables ou publier des normes prudentielles qui tiennent compte des spécificités de la FI.
Cette situation ne fait que fragiliser le secteur et le laisser à la merci des interprétations des uns et des autres : c’est comme si l’on autorisait la circulation massive des cycles et des motocycles dans une ville sans prendre la peine de créer des passages appropriés et imposer des mesures protectives.
La question se pose aussi à une échelle plus globale. L’absence de politiques prudentielles internationales (normes de surveillance et recommandations de meilleures pratiques), régissant les institutions financières islamiques, prive celles-ci d’un champ d’action adéquat et leur impose des coûts additionnels.
Un cadre réglementaire et de surveillance adapté et réactif, prenant en compte le “risque”, spécifique au système financier islamique, accroîtra la solidité et la stabilité de ce système.
La volonté politique
Bref ! C’est à notre avis un problème de volonté politique. Les pays dans lesquels la finance islamique se développe, ou s’est développée, sont ceux où une volonté politique existait. En France, par exemple toutes les dispositions fiscales ont été prises et tout un cadre juridique a été mis en place en faveur d’une introduction de la finance islamique, c’était du temps de Christine Lagarde et de Sarkozy en 2009.
Quelques années plus tard tout a basculé dans les archives pour absence de volonté politique chez le gouvernement Hollande. En revanche, Londres, décrétée capitale de la Finance Islamique en 2014 persévère encore et c’est grâce à la volonté politique du gouvernement que Le London Stock Exchange est aujourd’hui le foyer de très nombreuses émissions de Sukuk (obligation islamique) avec 65 opérations pour un volume global estimé à 48 milliards de dollars à fin 2018.
Selon les observateurs, un aspect important de la transformation du Royaume-Uni en centre financier islamique a été l’émergence de politiques gouvernementales favorables au cours de la dernière décennie, qui ont créé un cadre fiscal et réglementaire visant à élargir le marché des produits financiers islamiques, notamment en éliminant la double imposition et en étendant les allégements fiscaux sur les hypothèques islamiques.
Cas de l’Algérie
Revenons au cas de l’Algérie où l’histoire de la Finance Islamique remonte à 1991 avec la création de la Banque Al Baraka Algérie (full Islamic Bank) dans le cadre d’un partenariat public /privé (PPP) entre le groupe saoudien Al Baraka et l’Etat algérien représenté par la Banque de l’Agriculture du Développement Rural (BADR).
Il y a lieu de remarquer à ce stade que la décennie noire des années 90 a fortement impacté le paysage financier et économique et avait freiné le développement de la finance islamique et ce n’est qu’à partir de 2008 qu’une nouvelle vague de banques à fenêtres islamiques a fait son apparition :
- 2008 : apparition de la Banque Al Salam (full Islamic Bank), filiale de la banque émiratie Al Salam Bank.
- 2015 : Housing Bank of Algeria, filiale de Housing Bank for Trade & Finance/ Jordanie (85% du capital) créée en 2003 a entamé une fenêtre islamique en parallèle avec son activité conventionnelle.
- 2017 : Algerian Gulf Bank (AGB), filiale de Burgan Bank Group et membre du groupe d’affaires KIPCO « Kuwait Projects Company » créé en 2004 introduisait des produits de finance islamique en parallèle avec son activité conventionnelle.
- 2000 : Salama Assurance : 1ère compagnie d’assurance Takaful. Elle appartient au groupe international Salama lslamic Arab Insurance Company (IAIC). Elle dispose de plus de 200 points de vente et 06 directions régionales avec une part de marché de 4,5% avec 500 000 clients.
Ce qui est remarquable dans cet enchainement d’évènements est que jusqu’aux horizons de l’année 2020 toutes ces institutions financières exerçaient, se développaient et réalisaient des chiffres en l’absence totale de règlementation spécifique ou de texte juridique relatifs à la finance Islamique. Cette situation explique d’ailleurs l’abstention massive des banques publiques algériennes en matière de finance Islamique.
Cette situation n’a, cependant, pas empêché les banques et assurances islamiques en exercice d’atteindre une part de marché d’environ 3,5%, chiffre que nous considérons important sachant que les banques publiques qui accaparent 90% du secteur financier ne sont pas encore ouvertes à la Finance Islamique. D’ailleurs ce sont ces réussites qui ont ouvert la voie à un débat sur la finance islamique et ses perspectives et qui ont poussé les milieux politiques à ouvrir sérieusement le dossier de la finance islamique dans le pays.
Des pas importants vers l’Officialisation
C’est vers la fin de l’année 2018 que les autorités algériennes ont commencé à aborder sérieusement le domaine de la finance islamique en promulguant le Règlement 18-02 du 04 novembre 2018. C’est un règlement qui était nécessaire mais pas du tout suffisant. Nécessaire parce que la Finance Islamique avait besoin d’un cadre qui légalise son existence dans l’environnement économique et financier du pays, insuffisant parce qu’il manquait une réelle volonté de promouvoir cette activité en toute transparence. D’ailleurs ce règlement n’a jamais parlé explicitement de la finance Islamique et le législateur préférait alors parler de « produits participatifs ».
Nous n’allons pas nous attarder sur ce règlement qui fut aussitôt abrogé par celui du 15 mars 2020 apparu sous le n°20-02 et qui constitue, à mon avis, un nouveau tournant pour l’activité de banque Islamique.
Clarifié par l’Instruction n° 03-2020 du 02 Avril 2020 de la Banque d’Algérie, le règlement 20-02 du 15 mars 2020 comportait des innovations et des précisions qui manquaient dans le règlement précédent dont notamment :
- La référence explicite à la finance islamique et non plus, comme cela était le cas dans le précédent règlement abrogé, à la finance participative.
- La définition des opérations de banque relevant de la finance islamique comme étant toute opération de banque qui ne donne pas lieu à la perception ou au versement d’intérêts et la délimitation du périmètre d’intervention à la Mourabaha, la Moucharaka, la Moudaraba, l’Ijara, le Salam et l’Istisna’a.
- L’obligation aux banques d’obtenir l’autorisation de la Banque d’Algérie avant toute introduction de produit de Finance islamique. Lequel produit doit obtenir au préalable la certification de conformité aux préceptes de la Charia, délivrée par l’Autorité Charaique Nationale de la Fatwa pour l’Industrie de la Finance Islamique.
- L’obligation aux banques et aux établissements financiers exerçant dans le domaine de la finance Islamique de créer un comité de contrôle charaique composé d’au moins trois membres et désignés par l’assemblée générale.
- L’obligation d’exercer l’activité par le biais d’un guichet chargé exclusivement des services et des produits de finance islamique au niveau de la banque ou de l’établissement financier.
- La définition du contenu du dossier de demande d’autorisation préalable comme suit :
- Certificat de conformité aux préceptes de la Charia délivré par l’Autorité Charaïque Nationale de la Fatwa pour l’Industrie de la Finance Islamique pour chaque produit
- Fiche descriptive du produit
- Avis du responsable du contrôle de la conformité de la banque
- Procédure à suivre pour assurer l’indépendance administrative et financière du « guichet de finance islamique »
Avantages de la nouvelle règlementation :
Le grand mérite du règlement N° 20-02 du 15 mars 2020 est, tout d’abord, d’avoir permis aux banques islamiques d’exercer en toute légalité dans un cadre constitutionnel spécifique et précis.
Ce règlement s’est bien intéressé et presque exclusivement au côté conformité charaique de l’activité des banques islamiques et des produits et services qu’elles délivrent, ce qui est de nature à restaurer un climat de confiance entre les consommateurs et la banque Islamique, à fidéliser les clients et à améliorer la notoriété des institutions financières islamiques.
En effet, le règlement a imposé deux instances de contrôle de conformité aux normes de la Charia. La première, à l’échelle de l’entreprise, représenté par le comité Charia dépendant de l’assemblée générale. La deuxième, au niveau national, représentée par la Commission nationale de la Charia chargée d’élaborer des Fatwas pour l’industrie financière islamique.
Sur le plan organisationnel, le règlement a veillé aussi sur le respect des normes de la Charia en imposant la séparation entre activité bancaire conventionnelle et activité de finance islamique au sein de la même banque ce qui est de nature à renforcer la transparence souvent revendiquée par les normes charaiques.
Ce règlement, bien qu’il arrive tardivement, présente aussi l’avantage d’encourager les institutions financières et notamment celle qui appartiennent au secteur public à introduire les produits de la finance islamique dans un cadre serein, clair et transparent. Cette ouverture d’horizons a permis d’ores et déjà à 3 banques publiques d’annoncer l’ouverture imminente (avant fin 2020) de Guichets Islamiques en conformité avec la nouvelle loi. Il s’agit là de 650 agences bancaires à travers le territoire qui offriront bientôt des produits de la finance Islamique.
Les limites et les attentes
A travers le règlement 20-02 du 15 Mars 2020, le législateur a insisté sur la conformité aux normes charaiques. Toutes les dispositions prises tournent autour du respect de ces normes (certification des produits, comités charaiques, indépendance des guichets de la finance Islamique).
Cette orientation fondée sur l’ancrage des normes et des valeurs est certainement bénéfique pour l’industrie d’une façon générale mais elle reste toujours incomplète car elle ne prend pas en compte les contraintes environnementales qui pèsent sur les banques Islamiques en exercice.
En effet, les spécificités des transactions effectuées par les banques Islamiques les confrontent souvent à des traitements fiscaux et administratifs qui couteront du temps et de l’argent et qui nécessitent de la part des autorités l’introduction d’ajustements d’ordre légal et règlementaire dont l’objectif est de mettre les banques et les institutions financières islamiques sur le même pied d’égalité et aux mêmes degrés de risques que les banques conventionnelles.
Il s’agit notamment de l’introduction des amendements au code civil, au code comptable, au droit fiscal et à la loi monnaie et crédit pour prendre en charge les spécificités de la finance islamique et plus spécifiquement d’exonérer l’opération de la garantie des vices cachés, clarifier le régime de la location-vente, permettre le refinancement en matière de crédit-bail et d’éviter la double taxation et les frottements fiscaux de l’opération d’achat/vente (TVA, droit d’enregistrement, taxe sur la publicité foncière …)
Il s’agit aussi, et sur un autre plan de l’instauration au niveau de la Banque d’Algérie d’un système de gestion de la trésorerie et des liquidités bancaires qui tient compte des spécificités des banques islamiques.
Ce règlement s’est aussi limité à l’activité bancaire qui constitue bien évidemment le domaine dominant de la finance Islamique. Il doit être complété par d’autres règlements pour toucher à tous les domaines de l’industrie financière islamique qui constitue un ensemble homogène de composantes dont chacune complète l’autre :
- Composante Assurance Islamique
La banque Islamique ne peut pas fonctionner convenablement en l’absence d’un système d’assurance compatible soumis à un cadre juridique adéquat. A cet égard, on ne peut que saluer les bonnes initiatives en apprenant que la loi de finance 2020 a donné le feu vert, dans son article 103, aux compagnies d’assurances conventionnelles d’exercer le Takaful.
- Le marché Financier
La finance Islamique ne peut pas prospérer en l’absence d’un marché financier qui encourage les produits innovants de la Finance Islamique et où un règlement sur les Sukuk et les fonds d’investissement Islamiques est fortement souhaité pour permettre la mobilisation des ressources stables dont a besoin l’économie du pays.
Pour conclure, je souhaite bonne chance à l’Algérie : la finance Islamique constituera un véritable levier de prospérité économique et sociale. Elle contribuera à favoriser l’inclusion financière, le développement de la microfinance et la lutte contre la thésaurisation et le marché parallèle.
Un levier pour l’inclusion financière
Avec une approche intégrée combinant AMOA, formation spécialisée, et adoption des outils numériques, la finance islamique pourrait jouer un rôle clé dans la transformation du système financier algérien et l’amélioration de l’accès aux services financiers pour tous.

Jilani Ben Lagha est Consultant-Partenaire chez AMEF Consulting, intervenant principalement en tant qu’Expert en Finance Islamique.
Merci pour cet éclairage. Je suis intéressé par la problématique de la relation » banque centrale »/ »banque islamique ».