- 23 février 2022
- Jilani Ben Lagha - AMEF Consulting
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LA MOBILISATION DES DEPOTS PAR LES BANQUES ISLAMIQUES
I. Introduction
Ce papier traite l’un des plus importants axes de développement de la banque Islamique, (BI) celui de la mobilisation des ressources à travers la collecte des dépôts auprès de la clientèle.
La collecte de dépôts constitue, en effet l’un des piliers de l’activité de la banque en général et de la banque de détail en particulier. Pour la banque Islamique les ressources collectées directement auprès de la clientèle constituent le centre névralgique de sa survie mais aussi la source de risque la plus redoutable. Ceci incombe comme nous allons le voir à plusieurs raisons qui tournent essentiellement autour de l’engagement des banques Islamiques au regard du respect des normes et des préceptes de la Charria.
C’est pour cette raison que nous allons traiter de la problématique de la collecte de dépôts chez les banques Islamiques sous trois angles différents mais convergents à savoir : les principes et les adossements de l’offre de la banque islamique en matière de collecte des dépôts, les challenges menés par la BI pour réussir cette offre et finalement les modalités de gestion du risque de ces dépôts en relation avec les spécificités de la finance Islamique et ses obligations .
II- Les ressources financières des banques conventionnelles
La gestion des ressources financières a toujours fait partie des grands soucis du système bancaire, partant de leur mobilisation jusqu’à l’engagement de leur restitution tout en passant parle processus de leur réinjection dans l’économie sous forme de crédit, de placement et d’investissement.
Dans le système bancaire conventionnel, grâce à un cumul d’expériences, à un effort perpétuel d’innovation et à une ouverture aux diverses tentatives de développement, la mobilisation des ressources s’effectue à son tour à travers un grand nombre de mécanismes et selon différentes formes d’interventions.
Les ressources de ces banques proviennent de trois sources principales. D’une part, ces ressources sont constituées par les dépôts des épargnants et des titulaires de comptes bancaires, particuliers ou entreprises.
D’autre part, ces ressources incluent les emprunts que les banques contractent sur les marchés financiers, auprès d’autres établissements de crédit (marché interbancaire), ou auprès de la banque centrale.
Ces ressources proviennent aussi des revenus générés par leurs propres placements en instruments financiers à terme, en parts de fonds d’investissement, en actions, en obligations, ou en bons du Trésor.
Par ailleurs les banques conventionnelles ont également la possibilité de renforcer leurs ressources en émettant des titres, comme des billets de trésorerie ou des obligations, ou encore en prêtant temporairement des effets (pension) en leur possession à d’autres institutions en échange de liquidités et en ayant recours à la titrisation de leurs portefeuilles crédit.
Toutefois, la multiplicité et la diversification des alternatives en matière de mobilisation des ressources par le secteur bancaire conventionnel, ne doivent pas cacher les risques qui pèsent sur ces banques en matière de gestion des ces ressources. Ces risques sont multiples et trouvent leur origine dans l’ensemble des domaines et activités de la banque et des actions qu’elle mène avec autrui (crédit, recouvrement, gouvernance, externalisation, gestion des ressources humaines, gestion de la trésorerie…).
Les soucis eu égard à ces différents risques résident en fait dans leur impact sur la rentabilité de la banque et sur sa stabilité financière. Une mauvaise gestion des risques liés aux dépôts (risque de liquidité, risque de crédit, risque de fraude…) peut menacer l’existence même de la banque et déstabiliser dans des cas extrêmes l’ensemble du système.
Notre analyse vise à montrer que les banques islamiques dont les alternatives en matière de mobilisation de ressources financières sont plutôt limitées, sont soumises à leur tour à d’autres type de défis et d’obligations en matière de gestion de leurs ressources, notamment celles collectées directement auprès de la clientèle classique. Les banques Islamiques sont par ailleurs concernées par l’ensemble des mesures préventives imposées à la communauté bancaire en matière de gestion des risques par les différentes instances de supervision nationales et internationales.
III- L’offre des banques Islamiques pour mobiliser des ressources financières
Tout comme la banque conventionnelle, la banque Islamique a besoin de mobiliser les ressources financières qui lui permettent de bien assurer sa mission de financeur et d’investisseur et d’assumer son rôle de développeur économique et social dévolu aux établissements financiers d‘une façon générale.
Toutefois l’offre des banques Islamiques en matière de mobilisation des ressources diffère de celle des banques conventionnelle. Il s’agit de différences de conception, de traitement et d’obligations qui trouvent leur origine dans les principes, les normes et les fondamentaux de la charia Islamique.
Il s’agit essentiellement de cinq enseignements majeurs qui régissent, orientent et limitent l’intervention des banques islamiques tant sur le plan de la mobilisation de ressources que sur celui de l’allocation des ressources financières :
- Interdiction de l’intérêt
- Interdiction de l’incertitude et de la spéculation
- Interdiction des investissements illicites
- Principe du partage de Profits et des Pertes
- Adossement à un actif tangible (Asset Backing)
Il est important à cet égard de noter que ces exigences ne s’imposent pas à la banque Islamique uniquement du fait de son propre engagement à se conformer aux préceptes charaiques mais aussi du fait que la grande majorité de sa clientèle cherche à respecter et à faire respecter ces exigences en entrant en relation avec elle.
La banque Islamique va s’efforcer, ainsi, à concevoir une offre basée sur des instruments et des mécanismes qui prennent en considération les enseignements sus mentionnés et tiennent compte des attentes de sa clientèle.
Sur le plan de la mobilisation de ressources, trois instruments de base sont derrière la conception des produits de dépôts. Ils définissent leurs natures et leurs règles de gestion. Il s’agit de :
- La Mucharaka
- La Mudharaba
- Le KardhHacen (crédit sans intérêt)
C’est ainsi qu’afin de parfaire aux deux enseignements relatifs à l’interdiction du Riba et au Partage des profits et des pertes, les banques Islamiques se basent sur les fondements de la Mudharaba et de la Mucharaka pour concevoir les principaux produits de dépôts rémunérés offerts par les banques Islamiques à savoir :
-Les comptes Epargne ( Tawfir)
-Les comptes participatifs affectés et non affectés
-Les Sukuk.
La Mucharaka régit la relation entre les déposants et les actionnaires en tant que bailleurs de fonds « associés » dans les opérations d’investissement et de financement que réalise la banque. Les principes de la Mucharaka interviennent pour définir les priorités en matière d’affectation des fonds dans le processus d’investissement et de financement, dans l’élaboration des règles de partage des profits et la définition des obligations des uns et des autres en cas de perte.
La Mudharaba administre la relation entre la banque et les titulaires des comptes rémunérés (Epargne participative, comptes participatifs affectés et non affectés), connus aussi sous l’appellation« PSIA, Profit-Sharing Investment Accounts ». Elle précise la rémunération de la banque à laquelle incombe la responsabilité de gérer les fonds mis à sa disposition en tant que « Mudharib » et préserve les intérêts du client en tant que « Rab Al-Mel »
Les comptes de dépôts à vue sont gouvernés par les principes du « Kardh Hacen » qui incarnent l’enseignement fondamental de l’interdiction du Riba. En effet les préceptes de la Chariaa interdisent toute sorte d’avantages tirés par l’emprunteur par le simple fait d’accorder un crédit d’argent. Les mêmes préceptes obligent que le crédit d’argent soit restitué en principal sur simple demande ou à des échéances convenues.
Les dépôts à vue sont ainsi considérés comme étant des crédits « KardhHacen » accordés par les déposants à la banque Islamique. Cette dernière a l’obligation de restituer le crédit sur simple demande alors que le client s’interdit de son côté de réclamer des avantages, quelles que soient leurs natures sur ces crédits. Considérant que tout avantage tiré sur un crédit d’argent est un Riba, les comités charaiques des banques islamiques vont jusqu’à interdire les cadeaux de fin d’années accordés habituellement par les banques aux titulaires des comptes à vue. Les services rendus par la banque sur les comptes de dépôts à vue doivent être rémunérés et il est préférable de décliner les prestations à tarif nul.
Le sukuk présente, quant à lui, une ressource alternative de plus en plus populaire auprès des banques islamiques. Il se caractérise par une maturité plus longue et beaucoup plus de granularité (diversification) par rapport aux autres produits de dépôts. Cette ressource qui s’adosse selon sa nature (Sukuk Murabaha, Sukuk Mudharaba, Sukuk Ijara …) à l’ensemble des cinq enseignements de base, demeure encore en phase d’intégration
Cela étant, et pour ne prendre en exemple que le cas des banques Islamiques tunisiennes, l’analyse des chiffres réalisés par les trois banques Islamiques de la place, nous fait constater que la part des PSIA dans la masse des ressources financières était en moyenne de 65 % pendant les trois années 2018 ; 2019 ;2020.
Cette analyse nous renseigne aussi sur le fait que la mobilisation des dépôts par la branche Islamique du système bancaire tunisien évolue mieux que celle la branche conventionnelle. En effet, la part des dépôts des banques Islamiques dans l’ensemble des dépôts du secteur était successivement de 6% en 2018 ; 7% en 2019 et aux alentours de 8% en 2020. Ces constatations sont illustrées par les graphiques suivants (source : BCT-Rapport Supervision Bancaire 2020)
IV- Les challenges des banques islamiques dans la collecte des dépôts
La banque Islamique est confrontée à une panoplie de contraintes en matière de mobilisation des ressources. Elle est appelée à réussir l’adéquation entre ses besoins vitaux de drainer des dépôts et des exigences parfois bloquantes et limitatives de différentes sortes.
En effet la majorité des alternatives offertes en la matière au système bancaire conventionnel sont pratiquement inaccessibles aux banques islamiques en raison d’incompatibilité avec les cinq enseignements cités plus haut.
D’autre part les produits innovants de collecte des ressources compatibles avec les normes et préceptes charaiques sont souvent sujets à des contraintes d’ordre techniques et règlementaires qui entravent leur intégration auprès des bailleurs de fonds aussi bien particuliers qu’institutionnels.
Ainsi, la banque Islamique est appelée à relever plusieurs défis parmi lesquels on peut citer à titre non exhaustif :
- La conception de systèmes d’information adaptés aux spécificités des comptes de dépôts à vue (pas de date de valeur, interdiction de positions débitrices… )
- Le développement de logiciels de gestion des dépôts rémunérés (Profit Management system)
- L’adaptation aux contraintes règlementaires qui ne prennent pas en compte les spécificités des produits islamiques et les soumettent aux mêmes règles que les produits conventionnels : les provisions spécifiques telles que les Investment Risk Reserves (IRR), les Profit Equalization Reserves (PER) qui ne sont pas prises en compte dans la détermination de l’assiette d’impôt et les profits revenant aux déposants qui sont traités au même titre que les intérêts bancaires …
- Le recours au marché interbancaire pratiquement illicite
- La rémunération par la banque centrale des dépôts règlementaires des banques qui ne tient pas compte des spécificités des banques Islamiques
- L’absence d’outils spécifiques permettant aux banques islamiques d’accéder aux concours financiers de la banque centrale.
- La réinjection des ressources dans l’économie en respectant le principe d’adossement à un actif tangible ou l’Asset Backing
- L’éducation des bailleurs de fonds et l’effort de communication sur les produits de dépôts spécifiques aux banques islamiques.
- La gestion des risques de marché et de rendement des dépôts rémunérés
V- La gestion des comptes participatifs (PSIA)
Un des principes cardinaux de la finance islamique réside dans les 3P (partage des profits et des pertes), qui a donné naissance à un produit de passif, les comptes de partage des profits et des pertes (PSIA, Profit-Sharing Investment Accounts) connu commercialement sous l’appellation de comptes participatifs.
Ces dépôts forment l’un des piliers en matière de ressource et constituent en l’absence d’un marché interbancaire islamique dynamique et efficace un appui de taille à la stabilité financière de la banque islamique.
Toutefois et en dépit de son importance, cette classe de passif constitue pour la banque Islamique une source de risque sérieux qui peut peser lourd sur la pérennité de la banque en cas d’identification tardive et de gestion inconvenable ;
PSIA et risque de liquidité :
Les déposants partagent donc les rendements de la banque islamique qu’offrent ces PSIAs. Si les rendements sont insuffisants, la banque est (rationnellement) sujette à un risque de« course à la banque » (bank run), qui n’est rien moins que la matérialisation d’un risque de liquidité.
PSIA et risque commercial translaté
Il s’agit du risque qu’une insuffisance de rendement des actifs de la banque islamique ne se translate en crise de liquidité, conséquence de l’insatisfaction des déposants et qui par conséquent peut impacter la rentabilité de la banque qui se trouve dans l’obligation de sacrifier une partie de ses revenus pour stabiliser le rendement des PSIAs
PSIA et risques de rendement des actifs
Les banques islamiques ne fonctionnent pas dans une économie fermée et doivent garder un niveau de rémunération des dépôts compétitif comparé à celui du secteur bancaire conventionnel et ce afin d’empêcher la migration des dépôts vers les banques classiques.
Dans le même ordre d’idée et pour garantir un niveau de compétitivité convenable des opérations d’investissement et de financement ainsi que pour des raisons commerciales propres à la finance islamique, les banques islamiques utilisent des taux de référence tels que le LIBOR,l’EURIBOR, le TMM pour déterminer les taux de financement à court et moyen termes accordés aux clients sous forme de Murabaha, Ijara , Salem ou Istissnaa ( instruments de vente ).
Par ailleurs, les effets de variation des taux d’intérêt peuvent se transmettre indirectement vers les banques islamiques à travers ces taux de référence. Ce risque devient encore plus grave en cas de variation des taux de référence (LIBOR et autres), car les banques islamiques seront dans l’obligation de payer plus de profits aux futurs déposants tout en réalisant moins de gains sur les utilisations de fonds à long terme.
Les Mesures d’atténuation des risques inhérents aux dépôts participatifs (PSIA)
Pour mieux comprendre la portée et l’impact de mesures d’atténuation des risques sus mentionnés, nous exposons tout d’abord les modalités de distribution des profits entre banque, actionnaires et porteurs des comptes PSIA :
Dans la pratique des banques Islamiques, le contrat des comptes PSIA intègre généralement des clauses relatives à ces types de risque et comment il faut y remédier ou tout simplement atténuer leurs effets.
Pour fidéliser la clientèle de dépôts participatifs, la banque islamique adopte trois techniques pour lutter contre le risque commercial translaté et le risque de rendement.
L’objectif recherché derrières ces mesures est d’améliorer le retour sur investissement des dépôts participatifs de façon à garantir un rendement plus attractif par rapport à ce qu’offrent les banques classiques.
Il s’agit de trois techniques ou mesures basées sur la constitution de provisions et /ou l’adoption de concessions de la part des actionnaires et de la banque au profit des porteurs des dépôts participatifs :
- la première technique appelée « Réserve de lissage du profit » ou « Provisions pour égalisation des bénéfices » (PER), consiste à mettre de côté une partie des profits générés par les projets d’investissement (Voir figure ci-dessus).
Le reste des revenus sera réparti entre les détenteurs des comptes d’investissement et les actionnaires de la banque. Ainsi, nous pouvons dire que le PER a pour but l’amélioration du taux de rendement des comptes d’investissement ;
- la deuxième technique est une réserve conçue pour faire face au risque d’investissement ou provisions pour risques liés aux investissements (IRR). Quand les comptes d’investissement enregistrent des pertes, la technique IRR permet d’alimenter les comptes d’investissement en puisant une partie des réserves nourries sur les profits antérieurs ;
- la troisième technique est une simple donation (hiba) d’une partie des profits de la banque et des actionnaires au profit des détenteurs des comptes d’investissement dans un objectif d’amélioration du taux de rendement des comptes d’investissement.
Il est important, à cet égard, de noter que ces mesures ne doivent pas toucher au principe fondamental de PARTAGE DES PERTES ET DES PROFITS. En effet, ces mesures ne sont pas conçues pour garantir le capital investi sachant que la perte demeure toujours supportée par les différents intervenants au prorata de leurs mises.
S’agissant des concessions faites par la banque au profit des déposants /investisseurs, cette pratique basée sur le principe de la HIBA, est vivement conseillée et entre dans le cadre du renforcement du principe de solidarité entre les associés et du soutien des maillons faibles de la chaine.
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